Atatürk, qui n’a pas eu d’enfant, a pris sous sa protection douze orphelins ou déshérités dont il est devenu le père spirituel. Sabiha Gökçen[1] est la plus célèbre d’entre eux.
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Les sources sur l’origine de Sabiha divergent. Les uns affirment qu’elle était native de Bursa, orpheline et que l’année de ses douze ans, elle aurait confié à Atatürk, en visite dans sa ville, son rêve de faire des études. Les autres disent qu’elle était une arménienne d’Antep, devenue orpheline en 1915 et qu’Atatürk l’aurait arrachée à un orphelinat de la région d’Urfa lorsqu’elle avait six ans. Quoi qu’il en soit, Sabiha raconte dans ses Mémoires [2]que lorsqu’elle avait douze ans, son frère aîné lui annonça un jour triomphalement que le fondateur de la République turque allait venir en visite à Bursa et loger dans le « kiosque » voisin de leur maison. Sabiha, qui vivait à cette époque avec son frère et sa belle-sœur, aurait souhaité n’être plus à la charge de personne et pouvoir partir en pension. C’est pour cela que le lendemain, elle s’introduit dans la réception et déclare qu’elle veut faire un baise main à Atatürk. Elle se fait refouler. Mais celui qu’elle nomme le « Pacha victorieux » a entendu sa voix. « Viens, mon enfant, lui dit-il. Puisque tu veux me voir, pourquoi restes-tu là-bas ? » Atatürk la questionne, il apprend qu’elle est orpheline. C’est alors qu’elle ose : « Je voudrais étudier, Monsieur. » Il lui offre sur-le-champ la solution. Eberluée, Sabiha s’entend dire ce dont elle n’aurait jamais osé rêver : elle suivra Atatürk à Ankara et pourra faire toutes les études qu’elle désire. Et il ajoute : « D’abord, tu es la fille de ta mère et de ton père, ensuite, tu es ma fille. »
Ce fut ainsi que Sabiha devint la fille adoptive d’Atatürk. Mais elle sera surtout la première femme pilote de Turquie et la première du monde à avoir pris les commandes d’un avion de combat.
Photo des archives de T.C Baaşbakanlığı, B ve Enformasyonu Genel Müdürlüğü
Ce jour de 1925 où Sabiha prend le vapur pour la première fois, elle ne se doute pas qu’elle n’ira pas tout de suite en pension. Atatürk la trouve en effet trop jeune pour cela et il décide de l’élever auprès des deux autres filles qu’il a déjà adoptées, Rukiye et Zehra. Il la fait d’abord étudier à Ankara, lui enseigne l‘équitation et la fait soigner en sanatorium car elle est atteinte de la tuberculose. Il l’envoie ensuite à Istanbul, au lycée américain de filles d’Üsküdar, puis à Paris pour apprendre le français. En 1934, lors du vote de la loi sur les noms de famille, il lui fait adopter un patronyme prédestiné, celui de « Gokçen », signifiant « appartenant au ciel ». Elle commentera plus tard : « Aucun homme politique, aucun leader n’a jamais autant qu’Atatürk honoré et élevé les femmes de son pays ni déployé autant d’efforts pour les faire parvenir à la place dont elles étaient dignes... Il croyait du fond du cœur que nos femmes, nos jeunes filles, étaient les êtres du monde les plus doués, les meilleurs et les plus respectables. »
Un jour de 1935 où Atatürk inaugure l’école d’aviation civile de « L’Oiseau Turc », Sabiha, qui est à ses côtés, découvre sa vocation profonde en observant les planeurs dans le ciel. Atatürk s’écrie alors : « Je vois que tu as suivi ces démonstrations avec un grand intérêt. Crois-tu que tu serais capable de voler dans les airs ou de sauter en parachute ? – Vous avez raison, mon Pacha, répond Sabiha, tout cela m’a beaucoup plu et j’aurais aimé être à leur place. » [3]
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Voilà donc le destin de Sabiha transformé. Encouragée par son père spirituel, elle devient alors la première femme à pratiquer le planeur et le parachute à l’école de « L’Oiseau turc ». Atatürk l’envoie ensuite six mois en Crimée, où elle apprend, dans un planeur G9, le vol acrobatique. La mort de sa sœur Zehra l’affecte tellement qu’elle envisage un moment de tout abandonner. Mais son père adoptif l’encourage à poursuivre car il a d’autres ambitions pour elle : la voir devenir pilote. Comme elle est de petite taille et que ses pieds ont du mal à atteindre les pédales, on lui aménage un avion à la cabine de pilotage plus petite. C’est en 1936, à l’âge de vingt-trois ans, qu’elle effectue son premier vol dans un avion à moteur. Atatürk, très satisfait, lui dira : « Je te remercie, Gökçen, tu m’as rendu très heureux. Je peux te dire désormais ce que j’ai prévu pour toi. Tu seras peut-être la première femme au monde à devenir pilote militaire. Quel honneur pour une femme turque ! Tu vas partir sur-le-champ à l’Ecole militaire d’aviation d’Eskisehir. Là-bas, tu bénéficieras d’un enseignement spécial. » Spécial, en effet, puisque Sabiha, seule femme de cette institution, s’initie pendant deux ans au pilotage des avions de combat.
Sabiha, photo collection personnelle
Peu avant son départ, Atatürk lui demande si elle a peur de la mort. Elle lui répond qu’elle ne la craint pas s’il faut donner sa vie pour son pays et son peuple. Atatürk prend son révolver, fait tourner le barillet et lui ordonne de jouer à la roulette russe. Sabiha, sans savoir que son père adoptif a pris soin d’enlever la dernière balle, s’exécute ! C’est ainsi que cette téméraire devient, lors d’opérations militaires en 1937, la première femme du monde à piloter un bombardier et reçoit, avec son brevet de pilote militaire, la médaille d’honneur de l’aviation turque. Mais ce jour-là aussi, peu avant le décollage, Atatürk lui avait tendu son révolver : « Je te l’offre, Gökçen. Attention, cette fois, il est chargé. J’espère que tu ne te trouveras jamais dans une situation critique. Mais s’il advenait un événement qui mette en péril ta dignité ou ton honneur, n’hésite pas à t’en servir, soit contre un ennemi soit en te tirant une balle dans la tête. » Toute sa vie, Sabiha portera l’arme sur elle comme un talisman.
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De plus en plus audacieuse, elle participe en 1938, avec un Vultee-V, à un tour des Balkans de cinq jours. Mais Atatürk, très malade, n’est pas là au départ. Elle n’a que le temps d’aller lui manifester sa tendresse sur le yacht Savarona, où il se repose. Puis elle s’envole et dans chaque ville où elle atterrira, Sabiha prononcera un discours à la louange de la paix et de l’amitié entre les peuples. A son retour, elle court raconter son épopée à son père adoptif. « Tu as représenté avec honneur et dignité la jeunesse turque et les femmes turques, mon enfant. C’est pour moi la plus belle des récompenses.» Sabiha, même si, jusqu’au bout, elle refuse d’y croire, va devoir affronter une grande douleur, celle de la mort d’Atatürk. « Le voyage sacré commencé à Bursa en 1925 s’est achevé dans un brumeux matin d’Istanbul en 1938, » écrira-t-elle. Trois ans plus tard, elle épousera un pilote mais aura également le chagrin de le perdre.
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Sabiha fera plus tard une grande tournée aux Etats-Unis comme porte-parole des femmes turques modernes de la République. Puis, elle finira sa carrière comme professeur en chef à l’école d’aviation.
Ce n’est qu’à l’âge de quatre-vingt-trois ans qu’elle a renoncé à piloter. Titulaire de la médaille d’or de l’aviation turque et de l’aviation internationale, elle a aussi inspiré un opéra rock qu’on lui a dédié avant sa mort. Un des aéroports d’Istanbul porte son nom, rendant ainsi hommage à celle que la légende a immortalisée par le slogan : « Fille turque, fille du ciel, fille d’Atatürk ! »
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Ce texte est extrait de Mes Istamboulines link
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