Suite à la polémique provoquée en Turquie par le projet de limitation du droit d’avorter à quatre semaines de grossesse ― combien de semaines se passe-t-il, en particulier dans les campagnes où l’éducation sexuelle est inexistante, avant que la femme soit vraiment sûre d’être enceinte ? Certainement plus
de 4 !―, suite aussi aux articles que j’ai déjà écrits pour défendre ce droit fondamental de la femme, je poursuis ma réflexion…
Pour analyser ce
problème tel qu’il se conçoit dans une société à majorité musulmane, volontairement, je ne le pose pas en fonction de la conception libérale de « la femme libre de son corps » ou des
idéaux féministes. J’essaye plutôt de réfléchir de l’intérieur, à partir des réalités turques actuelles, où une partie de la société est encore assez
conservatrice.
Qui
sont celles qui vont se faire avorter en Turquie ? Des jeunes filles sans contraception n’ayant eu qu’une seule relation sexuelle dans leur vie, des jeunes filles abandonnées par celui
qu’elles ont aimé, des femmes enceintes juste au moment où le mariage se brise, des mères de famille nombreuse ne pouvant assumer un enfant de plus,
des filles violées, des femmes portant un bébé affecté d’un grave handicap… Bref, celles qui se font avorter ne sont pas des femmes refusant la
maternité ou des ennemies des hommes, comme on l’entend dire…
Au lieu
de limiter l’avortement de telle façon qu’il sera impossible d’avorter, ne serait-il pas plus judicieux de développer l’éducation
des femmes à la contraception ? Mais nous savons bien aussi, les statistiques des autres pays le prouvent, qu’en dépit des campagnes
d’information, il existe toujours des accidents, des cas de force majeure ! Et face à ces cas, il n’y a qu’une seule attitude possible : la
compassion et l’entraide !
Interdire
l’avortement n’a jamais empêché les femmes d’avorter ! C’est ce que me disent mes souvenirs de 28 ans de vie en Turquie !
En
effet, au début de mon installation à Istanbul, juste au moment où la loi permettant l’interruption volontaire de grossesse venait d’être adoptée mais n’était pas encore appliquée partout (les
femmes avaient encore recours à des matrones « faiseuses d’anges » ou à des avortements dans des cabinets privés), un jour, à l’époque où j’habitais le quartier très conservateur de
Fatih, une dame qui venait de temps en temps m’aider au ménage, arrive chez moi l’air épuisé et demande à s’étendre sur le canapé. Elle semble
souffrir et, désemparée, je lui pose quelques questions, malgré mon turc hésitant. Alors, elle montre
son ventre et me dit : « Kürtaj, kürtaj… » J’appris ainsi qu’elle venait juste de se faire avorter le matin même. Après vint la suite des explications, entrecoupées de
gestes ; elle avait 5 enfants qu’elle parvenait à peine à nourrir et l’arrivée d’un sixième, en
l’empêchant de travailler, aurait condamné tous les autres à la misère.
A la
même époque, un autre jour, une copine me demande de l’accompagner en voiture chez une gynécologue pour procéder à un « contrôle », car elle a trop mal au ventre pour pouvoir conduire
elle-même. C’est ainsi que je comprends peu à peu qu’elle s’est fait faire, quelques jours auparavant, une interruption volontaire de grossesse dans ce cabinet. Je n’oublierai jamais mon effroi,
en la conduisant dans la salle d’attente de ce cabinet, assez vieillot, où le curetage avait été effectué sans anesthésie…
Enfin, dans le monde du travail, je me souviens avoir souvent entendu évoquer, à demi-mots, les « hémorragies »,
euphémisme désignant une interruption volontaire de grossesse.
Ce ne
sont que quelques exemples mais beaucoup de femmes que j’ai connues depuis tant d’années, quel que soit le milieu, ont pratiqué au moins un
avortement… Alors, pourquoi jouer à l’autruche ? Je peux attester aussi qu’à cette époque, j’ai souvent entendu parler aussi de femmes souffrant
de « plaie de l’utérus », suite à des curetages pratiqués hors milieu hospitalier.
Et
aujourd’hui ?
Comme
tout le monde débat partout du sujet de l’avortement, j’ai posé la question à bon nombre de femmes : « Et vous, est-ce que vous vous êtes déjà fait avorter ? » Du fait que les
gens, en Turquie, se livrent assez aisément à la confidence, aucune femme ne m’a rabrouée en me disant que je posais une question indiscrète. Par contre, la plupart ont
répondu… « Oui » !
Il y a
aussi celles pour lesquelles le sujet est encore un peu tabou : il ne faut pas leur demander si elles se sont fait « avorter » mais plutôt si elles se sont « fait
enlever » un enfant. La réponse est indirecte : pas de parole mais elles inclinent la tête rapidement ; pour qui connait le langage gestuel turc, il s’agit aussi d’un
« oui »…
Je
termine par une dame de 75 ans que je connais bien, car elle a été une de mes premièes voisines à Istanbul, à Fatih ; elle porte un foulard et a effectué le pèlerinage. Quand je lui pose la
question, elle a l’air un peu surprise de ma liberté de langage mais comme elle n’aime pas mentir, elle me répond. Elle me regarde rapidement et incline vite la tête ! Ensuite, elle me
donnera les détails : « J’avais déjà trois enfants, je venais à peine de cesser d’allaiter le troisième, j’étais si fatiguée, c’était si dur… »
Bien sûr, ce
que j’écris ici n’a aucune valeur de sondage à prétention scientifique sur les femmes turques face à l’avortement, il s’agit simplement de quelques constatations effectuées sur le
terrain.
Tous ces exemples pour dire quoi ? Une partie de ces femmes avaient pratiqué une interruption volontaire de grossesse
avant que la loi ne le leur permette. Elles ont eu de la chance de ne pas y laisser leur vie, victimes du tétanos ou de la septicémie !
Mais il
y a eu aussi celles qui n’ont pas eu cette chance et sont mortes au terme d’une terrible agonie !
Interdire l’avortement n’empêchera pas les femmes de se faire avorter mais plus sûrement, les reverra à la barbarie de l’avortement clandestin ! Et fera mourir nombre d’entre elles !
Le
droit à l’avortement doit être préservé pour des raisons humanitaires. Cela dépasse les idéaux politiques, religieux, c’est une question de bon sens universel, de compassion, d’humanité,
d’humanisme…